"La Langue de lartiste cosmopolite", in: Les écrits d'artistes depuis 1940 Actes du colloque international Paris et Caen, 6-9 mars 2002, Textes réunis par Françoise Levaillant, éditions imec, Paris 2004
Mon sujet nest pas des plus petits, cest le langage, et plus précisément, la traduction.
Sans être linguiste, ni spécialiste, je vais parler de lintérêt quun artiste visuel peut porter à la traduction quelle résulte dun choix délibéré ou dune nécessité. Je veux vous présenter un projet en particulier, qui ma fait saisir comment le sens, le contenu dune uvre peut circuler entre deux langues, ce qui mène à une réflexion sur les risques que présente le fait de donner la priorité à une langue en particulier.
Je suis un artiste suédois qui vit depuis quelques années en Allemagne, à Berlin. À la fin des années 80, jai fait des études à Paris, ou jai fréquenté la première session de lInstitut des Hautes Études en Arts Plastiques géré par Pontus Hulten.
Mon travail tourne autour de certaines idées, dont je vais vous parler un peu, et se développe en fonction des circonstances, ce qui peut mener à l’utilisation de médias assez différents : photo et peinture, sculpture dans un paysage, Internet, etc. Mes différents projets, ainsi que tous les textes que j’ai publiés, sont d’ailleurs accessibles sur mon site : www.jansvenungsson.com
Le vendredi 2 mai 1986, je suis entré dans une librairie de la rue des Beaux-Arts, à Paris. Là, ma curiosité a été éveillée par un maigre volume dont je n’avais jamais entendu parler. Pourtant je connaissais bien le nom de l’auteur, qui était un peintre célèbre. Le titre du livre était Hebdomeros, écrit par Giorgio De Chirico en 1929(1).
Je lai acheté et suis retourné à Stockholm, où jétais alors étudiant en peinture à lAcadémie. Hebdomeros me fascinait. Sa structure était étrange : très dense, sans pauses, et surtout, il possédait un pouvoir d'évocation visuelle, une clarté extraordinaire malgré le fait que le récit ne respectait aucune logique et oscillait constamment entre différents niveaux. Il me semblait quil y avait là, caché dans le livre, comme un projecteur de cinéma qui sans cesse projetait laction à lintérieur même de mes paupières. Je navais jamais rien vu de pareil : cétait un surréalisme littéraire(2) qui fonctionnait et qui me semblait tout à fait pertinent !
Je commençai à traduire des morceaux du texte en suédois, pour pouvoir le donner à lire à des amis. Aucun deux navait la même réaction, aussi forte que moi mais jai découvert en revanche que ce travail de traduction était plus intéressant que tout ce que je faisais dans mon atelier à ce moment-là. Bientôt jentrepris de traduire le texte intégral, pour mon propre plaisir. Ce travail, commencé en 1986, allait continuer, avec plusieurs interruptions, jusquà son aboutissement, treize ans plus tard. Il allait porter sur toutes mes autres activités, et les expériences tirées de là continuent à avoir une influence sur mon travail aujourdhui.
Jen suis arrivé à penser que le caractère très singulier du texte de De Chirico vient du fait quil est luimême en grande partie une traduction, se situant entre deux langues différentes soit le transfert, en mots, du monde déjà établi en images par le peintre(3). Cest pour cela quune telle précision visuelle était possible. Le monde établi en images devient une scène pour les discours du personnage Hebdomeros, qui mélangent ordinaire et philosophie, et reflètent, dans des transformations de langage hallucinatoires, les idées de lécrivain ces discours aboutissant toujours à la création de nouvelles images !
Il y a dans ce texte une espèce dimpératif moral qui pose quon peut parler de nimporte quoi, de nimporte quelle façon pourvu quon le fasse avec un maximum de précision.
Pendant le travail, mon engagement vis-à-vis du texte sest développé avec une telle intensité quà un certain moment jai commencé à avoir la sensation dêtre moi-même son auteur. Ce nétait quune impression passagère, mais elle me permettait de comprendre quelque chose de fondamental à propos du travail de traduction : sa façon de « réinventer la roue » et les possibilités artistiques qui vont avec. Traduire est vraiment un acte créatif !
Ce travail allait bientôt mener à la production dimages mais dabord, il nétait aucunement question de les faire dériver du texte. Je misai plutôt sur la méthode, en essayant de lappliquer à mon propre travail visuel. Ainsi, jai entrepris un travail de traduction en peinture, en essayant de transcrire des images existantes, que j'avais créées auparavant, et den produire de nouvelles, en accordant la même attention au détail que lorsque je travaillais avec le texte. Tout comme dans le procédé littéraire, il est nécessaire, dans le domaine de la production visuelle, que la nouvelle image obtenue gagne quelque chose à travers lacte de transformation pour compenser ce quelle a nécessairement perdu, sinon elle ne pourra pas avoir dautorité. Lorsquon peint daprès un original, il est nécessaire que la copie dépasse le modèle sous un certain aspect, pour que le résultat final ait une valeur.
Cependant, il était inévitable quun jour le texte lui-même donne naissance à des images. Vers le milieu des années 90, javais en fait perdu confiance. Je ne pensais plus pouvoir faire aboutir la traduction de façon satisfaisante, et je ny travaillais plus. Javais réalisé plusieurs versions, mais aucune delles navait le son, le ton quil fallait. Aucune ne me procurait les mêmes expériences visuelles que loriginal. Cest à ce moment que je suis tombé sur une traduction faite par un autre, en anglais, qui ma frappé par sa qualité limpide(4). Quand je la lisais, il arrivait la même chose que lorsque je lisais loriginal : la projection intérieure démarrait, et je pouvais voir le film mais avec une bande sonore alternative. Disposant désormais de deux versions du film, il me semblait que le monde du texte se dégageait et commençait à exister entre les mots, entre les deux langues. Jai eu alors lidée dessayer une traduction spéculative jusquaux images. Jai décidé dutiliser une chambre grand format pour vérifier « objectivement » , en prenant des photographies couleur, certains des points dattache que devait avoir le texte dans la réalité Jai dirigé mon expédition jusquà Volo, petite ville industrielle au Nord de la Grèce, où De Chirico est né en 1888 et où il a passé une partie de son enfance.
Si je ny trouvais pas de traces véritables, mon intention était de les inventer.
En juin 1995, je suis donc descendu dans un hôtel de Volo, et jai commencé à parcourir la ville et ses environs en tous sens. Mon seul guide était le texte dHebdomeros, que je connaissais maintenant par cur. Jai mis en marche le projecteur intérieur, et jai laissé ses images se mêler à la réalité.
Le résultat surpassait tous mes espoirs ! Mes photos avaient une vérité incroyable. En même temps quelles étaient liées à des endroits précis dans le texte, elles avaient leur propre présence. Il naurait toutefois pas été possible de les concevoir sans lambition que javais eue auparavant de traduire, et je me suis dit que, sans référence au texte, ces photos ne pourraient pas jouer de tout leur potentiel. Pour cette raison même, il devenait nécessaire d'en revenir à la traduction du livre que j'avais entreprise il y a si longtemps. Peut-être qu'ainsi, finalement, le texte pourrait illustrer les photos et non (comme d'habitude) l'inverse.
Je repris ce travail à Berlin, où entre-temps, javais déménagé. Pendant une année intense, jai utilisé tout mon temps libre à transférer le texte français, écrit par lItalien De Chirico, en suédois. Hors de latelier, cependant, toute communication se faisait en anglais ou en allemand. Il se peut que ce milieu polyglotte ait été idéal pour mon travail, peut-être ma-t-il indirectement aidé à maîtriser ma langue natale Et grâce aux photos qui étaient, sans ambiguïté, vraiment les miennes jai trouvé un nouveau rapport avec les mots. En tout cas, jai finalement pu réussir, comme je le voulais, à donner à Hebdomeros une bande sonore (ou mieux : des sous-titres) en suédois qui rejoignait désormais des documents photographiques prouvant son passage à travers la réalité contemporaine.
Ma double traduction dHebdomeros na pas été publiée. Jai choisi de rendre le projet manifeste sous la forme dune exposition, à la galerie Anders Tornberg de Lund qui est ma ville natale en Suède(5). Le texte intégral était écrit à la main sur plus de cent grandes feuilles de papier Arches avec une trentaine de photographies collées près des endroits du texte où elles prenaient leur point de départ. Les feuilles étaient installées sur chacun des murs des trois salles assez étroites de la galerie, dans le sens des aiguilles dune montre, corridors compris. Cela créait des rencontres fortuites entre différentes parties de luvre. Le regard nétait pas limité à une page, on pouvait se référer rapidement, intuitivement, à dautres pages et dautres images. Ces rencontres spontanées nauraient jamais été possibles dans un livre normal, étant donné sa structure physique. Ici, on pouvait choisir dignorer le texte, ou de le voir lui aussi comme une image. Pendant un mois et demi, cette galerie est devenue un livre en trois dimensions, le premier livre dans lequel il était possible dentrer physiquement, et, comme Hebdomeros lui-même dans le monde, de chercher librement laventure, en tous sens. Au-dessus de certaines feuilles se trouvaient des dessins au crayon, qui représentaient certains mots du texte tels quils étaient écrits sur la feuille. Ainsi, le caractère dimage du texte était appuyé. Et il sest trouvé encore souligné lété dernier, à la Biennale dart contemporain de Lyon 2001, où, sur un mur du musée, cinq pages de mon Hebdomeros étaient accrochées. Je pense que très peu de visiteurs auront pu lire le texte suédois, aussi la plupart dentre eux se trouvaient-ils contraints de le voir comme une illustration visuelle des photos.
Bien que le travail sur Hebdomeros soit maintenant terminé, le personnage de Giorgio De Chirico continue à me fasciner, parce quil reste opaque et prête à controverse. Très jeune, il a établi une méthode fondée sur la traduction en peinture didées et datmosphères provenant de sa lecture de Nietzsche. « Après avoir lu les ouvrages de Frédéric Nietzsche, écrit-il, je maperçus quil y a une foule de choses étranges, inconnues, solitaires, qui peuvent être traduites en peinture ; jy réfléchis longtemps. Alors jai commencé à avoir les premières révélations(6). »
Je suis sûr que ces idées ont continué à linfluencer jusquà sa mort, à Rome en 1978. Mais ce qui, au début, était une méthode concernant lélaboration de peintures mystérieuses et contradictoires, sest développé jusquà devenir une attitude générale, à légard de tous les aspects de la vie. Par sa lecture de Nietzsche, De Chirico avait appris quil nexiste pas de valeurs transcendantes ce qui concernait également les idéaux exclusifs de progrès soutenus par le modernisme et le surréalisme !
Le monde selon De Chirico nest pas un endroit gouverné par les lois de la logique, mais un lieu où se confrontent des significations contradictoires. Le personnage dHebdomeros est constamment en train dinterpréter et dexpliquer tout ce qui lentoure, sans crainte de se contredire. Dans le roman, il ny a aucune référence directe aux questions de langue, mais il nest pas sans intérêt de savoir que son auteur, qui était né en Grèce de parents originaires de Constantinople et de Smyrne, et qui avait reçu une éducation italienne, avait ensuite fait ses études dart en Allemagne pour être actif, une fois adulte, en France et en Italie, et même à New York que cet homme était un véritable polyglotte. Il a parlé et écrit litalien, le français, le grec et lallemand, aussi bien que le grec classique et le latin, et possiblement un peu danglais. Dans sa peinture, il utilisait également quantité de langages visuels différents ainsi qualternativement lironie, la pompe et limprudence. Cette variété de langages lui a créé bien des difficultés au sein du système de lart, qui naime pas spécialement les polyglottes ! Le seul lieu, dans son uvre, où toutes ces tendances contradictoires se rencontrent pour créer un ensemble cohérent, est le texte dHebdomeros, écrit dans une langue demprunt le français(7).
Quelle était la langue principale de De Chirico ? Quelle était sa propre idée de son identité ? Je pense quelle a dû changer, et quil a dû exister en permanence chez lui des possibilités parallèles. Il est clair quil était contre toute univocité, mais en même temps, il a toujours mis en avant ses racines italiennes, bien que sa famille ait vécu pendant des générations en Turquie.
Le même voyage, explorant des identités, des langues différentes, serait-il possible aujourdhui pour un artiste ? Certaines différences sont apparues depuis. Nous nous sommes développés théoriquement, et lidéal de multiculturalisme a bien été institutionnalisé, mais en même temps, nous avons créé de nouvelles formes de communication, et grâce à elles, une culture populaire pop culture internationale et anglo-saxonne, qui a une forte influence sur toutes les autres formes de production culturelle. Si je voyage dun pays à un autre, cela me donne un sentiment de sécurité de savoir que MTV se retrouve partout. Que mon adresse e-mail me suit. Que je dois déjà connaître la plupart des artistes exposés dans la biennale locale.
Vers la fin de sa vie, à Rome, De Chirico a développé une passion pour la télévision.
Selon le Grand Robert, un « cosmopolite » est quelquun qui « saccommode de tous les pays, de murs nationales variées ». Mais pour lartiste contemporain qui cherche à sétablir à un niveau international, le plus important nest guère de « saccommoder de murs nationales variées ».
Jai un ami, à Stockholm, qui est philosophe et producteur de musique pop, avec un succès mondial. Il ne travaille quavec des artistes suédois, et il a deux principes : ils sont obligés de chanter en anglais, mais ils ne doivent pas perdre leur accent suédois(8). Il ma déjà dit : « Écoute Björk, son accent islandais est beaucoup plus prononcé, aujourdhui, quil y a dix ans ! »
Jéprouve parfois une joie très agréable, en flottant entre plusieurs langues, à ne pas savoir exactement où atterrir, et où fixer le sens. Cela ma inspiré lidée que peut-être il serait possible didentifier un sens nouveau entre différentes langues mais alors, comment lexprimer sans le modifier, et peutil, en somme, être exprimé, quand je suis forcé de choisir une de ces langues pour en parler ?
Le titre de ma contribution , « La Langue de lartiste cosmopolite » , ma été proposé par Thierry Dufrêne, et je lai accepté avec curiosité. Ensuite a commencé un travail de traduction (encore un !) visant à transcrire cette proposition à travers mes propres expériences et mes idées. Comme vous vous en rendez compte, cest un procédé qui ne mest pas étranger, et auquel je prends plaisir.
Mais cest aussi une situation de travail caractéristique pour lartiste daujourdhui, qui reçoit dun curator (commissaire dexposition) linvitation de participer à un événement (exposition ou autre), qui peut avoir pour but principal de vérifier certaines idées créatives de ce curator
Étant donné que lart contemporain est entré dans un système de symbiose avec linstitution, la situation de travail de lartiste a été bureaucratisée, son langage sest rationalisé et formalisé. Pour aller de lavant, il doit toujours pouvoir offrir une traduction de ce que signifient ses uvres. Cette traduction doit être faite dans une langue adaptée au système, cest-à-dire une langue verbale (par opposition à une communication visuelle), et plus précisément, en anglais. Il faut pouvoir « défendre son travail » . Mais pourquoi ? Nest-ce pas le travail qui doit aller à lattaque ? Je suis sûr que cette activité de traduction unilatérale a des conséquences sur le développement comme sur la compréhension de lart daujourdhui.
Quand jécris un texte, un article ou un essai, chez moi à Berlin, je le fais dabord en suédois, ensuite je le traduis oralement en anglais, pour pouvoir en discuter avec ma compagne (qui est allemande et mon allemand est bien inférieur à mon anglais). Après notre discussion, je corrige loriginal suédois, avant de le traduire dans une autre langue, si nécessaire, comme aujourdhui le français ce qui nécessite, bien entendu, quune amie française (qui ne parle pas le suédois) doit lire et corriger (mais pas trop !) le résultat final. Il est clair que moi, je fais ici un effort dadaptation aux circonstances mais jespère toujours que mon accent marqué va me conférer une position spéciale.
Au cours de ce travail de traduction entre différentes langues, je suis forcé dexaminer, à plusieurs reprises, si moi-même je comprends les nuances de ce que je viens décrire et cela peut être un grand avantage. Mais quand il sagit de lexigence quon a envers lartiste daujourdhui, auquel on demande dêtre toujours capable de traduire son travail visuel sous une forme verbale, cela peut avoir aussi des conséquences négatives. Quoi quil en soit, je continue à croire que, dans une uvre dart visuel importante, une partie du sens échappera toujours aux mots.
Jan Svenungsson