Jan Svenungsson

Lind, Maria. "Pression et exposition - Vidéos récentes de Suède", in: Nuit blanche - Scènes nordiques: les années 90, Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, 1998


Comme aux premiers temps de la vidéo, les artistes de ce programme utilisent la caméra vidéo comme un simple outil pour enregistrer des événements. Que ce soit une caméra normale ou une caméra de surveillance, elle enregistre des situations et des spectacles plus ou moins mis en scène qui se déroulent n'importe où, de la maison particulière ou de l'atelier à l'arène publique et à la scène. Le spectacle "The Heat of the Night" (1997) de Tobias Bernstrup, chanteur pop européen, prend place, par exemple, sur l'un de ces navires popularies qui relient Stockholm et Helsinki.

Il entre en scène élégamment vêtu, maquillé, avec des ongles longs, croisement entre gigolo et travesti, puis il commence à chanter de la musique du début des années 80. Certaines de ces chansons ont été composées par lui, et il les interprète avec une légère indifference. Le public ne sait pas comment réagir à l'alliance de cette musique et de cet individu créant une situation un peu génante. La vidéo est un simple document, teinté de malaise, comme plusieurs autres de ses oeuvres, qui, sous forme de performances, de vidéos et de peintures, explorent l'artificialité, concernant autant l'apparence des gens que les productions culturelles. Dans les années 90, la performance a connu une sorte de renaissance en Suède comme dans certains pays un peu à l'écart. Elle est redevenue le moyen de nouer des liens entre art et réalité, de desserrer l'étreinte des traditions modernistes, si fortes dans l'ensemble de la Scandinavie. Pål Hollender est l'un de ceux qui se sont tournés vers la performance.

Il crée des vres qui sont empreintes d'un malaise et d'une douleur; d'ordre physique et moral. La plupart sont des vidéos autobiographiques, qui repoussent les limites de ce que lui, en tant que performer, peut endurer et ce que vous, en tant que spectateur, pouvez supporter de regarder. Dans la vidéo "Trying to Get Out of My Body" (1997), Hollender fait des efforts obstinés pour être acrobate, se balançant d'un trapèze à un autre. Loin d'être entraîné à cette gymnastique, il tombe constamment, accompagné de ses propres cris. Quelques secondes plus tard, il est de nouveau sur ses pieds à essayer de recommencer la même chose. Le public commence à éprouver un sentiment de malaise qui contraste avec le fait que Hollender, filmant toute la scène d'en haut, traite l'image sur l'écran du moniteur pratiquement comme une peinture abstraite, haute en couleur. Alors que Hollender se concentre sur lui même, exposant son propre corps à la douleur, la vidéo "Slap Happy" (1995) de Lotta Antonsson et Annika von Hausswolff est un match à deux. Sous le pseudonyme de Anita & Anita, les deux femmes entrent dans un jeu d'applaudissements, commencent à se gifler l'une l'autre, d'abord lentement et prudemment, puis plus vite et plus brutalement, jusqu'à ce que cela se transforme en une véritable bagarre, qui commence innocemment, puis s'accélère et dégénère bientôt. Anita & Anita se sont également adonnées à des rêves de célébrité en tant que rock stars; elles ont ainsi enregistré un CD en public et laissé les auditeurs jouer des instruments. "Slap Happy" évoque l'héritage d'artistes comme Marina Abramovic, Valie Export et Gina Pane. Il en va de même de plusieurs pièces de Lova Hamilton. La vidéo muette "Look of Love" (1994) montre l'artiste préparant méticuleusement des testicules de taureau et les mangeant. On la voit derrière une surface de travail bien propre, avec une nappe à carreaux, telle une cuisinière dans les émissions culinaires de la télévision, découpant les testicules en morceaux et les mettant dans un robot ménager. Elle vomit aussitôt après avoir bu la mixture. Le tournage lui-même est réalisé de la même manière que pour les émissions culinaires: caméra fixe, avec gros plans des mains préparant les mets et parfois du visage de la cuisinière. La télévision est le cadre direct de la brève vidéo "Three Possibilities" (1996) d'Annika Eriksson. Elle fut produite à l'occasion de "Interaction", un projet nordique sur l'art contemporain et les médias télévision, radio et presse quotidienne. Eriksson a choisi la télévision et s'est vu confier une tranche d'une minute. Dans sa fascination pour la normalité, surtout la normalité masculine et ses failles, elle a filmé un homme faisant quelque chose d'intime, et de presque gênant. Tournée avec une caméra de surveillance, l'uvre crée une atmosphère de secret. Elle montre un homme essayant en silence trois perruques différentes devant un miroir, à l'intérieur de ce qui ressemble à un dressing. Dans la vidéo "Mind Date - Thinking of Descartes, Henry Geldzahler (Andy Warhol), Jimmie Durham, Lotta Antonsson, Stig Sjölund" (1997) de Maria Lindberg, l'artiste est assise dans son atelier et fume une cigarette. Elle a l'air triste, pensive, en proie à un léger ennui. La vidéo fut réalisée lors d'un séjour à IASPIS à Stockholm, où Maria Lindberg prit part à une expérience artistique intitulée "Blind Date", où les artistes étaient invités à participer à des "rencontres avec des inconnus" et donc à communiquer, à nouer une relation entre les positions artistiques des uns et des autres et éventuellement à collaborer. Cette "rencontre" se situa sur le plan du conflit plutôt que de la collaboration, si bien que Lindberg s'employa plutôt à créer d'autres rencontres, confinées ni dans le temps ni dans l'espace. Si l'ennui n'est qu'un aspect de cette uvre de Lindberg, c'est un élément essentiel de la vidéo "110" (1995) de Jan Svenungsson. D'un point de vue unique, fixe, elle montre une main qui feuillette lentement une pile de dessins. Les dessins sont faits suivant un principe que l'artiste a lui-même fixé: il part d'une image, que ce soit une photographie ou une carte, en fait un dessin, puis dessine le dessin et ainsi de suite jusqu'à ce que l'image ne soit plus reconnaissable. Autrement dit, c'est un système rigoureux qu'il pousse jusqu'à ses limites, créant ainsi un moyen de contrôler le chaos.

Dans ce cas préçis, le point de départ du processus obsessionnel est une photographie de Jirinovski, le leader russe d'extrême droite, extraite d'un journal.

Le contrôle et la perte de contrôle sont au coeur du film 35mm de Ann-Sofi Sidén, "I Think I Call Her QM" (1997), ici transféré en vidéo. Elle y a marié deux projets longtemps séparés: son intérêt pour le défunt psychiatre paranoïde Alice E. Fabian, et la figure fictive et mythique de la Reine de la Boue. Réalisé dans le style des documentaires traditionnels, le film raconte l'histoire d'une étrange psychiatre à New York qui découvre une créature énigmatique sous son propre lit. Cette femme couverte de boue devient l'objet de ses études scientifiques, mais aussi de ses frayeurs. "I Think I Call Her QM" engendre chez le spectateur une incontestable impression de trouble. Outre qu'elles portent toutes sur les questions d'identité, l'un des points communs entre les vidéos présentées dans cette sélection est qu'elles contestent les limites admises. Elles montrent ou dépeignent - une pression qui s'exerce sur l'individu, sur l'artiste lui-même, ou tout autre participant à l'action, exposé aux regards. Simultanément, elles oppressent et exposent le spectateur, parfois jusqu'à l'épuisement.

Maria Lind